La communauté d’esprit, le mariage du poète et du peintre, ne sont bien sûr pas récents. Ils nous viennent même du début du XX° siècle, de cette période fastueuse du cubisme et du Surréalisme et jusqu’à aujourd’hui, creusant son réseau de correspondances et d’affinités électives quelque soit la spécificité des poètes et des artistes. Que de superbes chefs-d’œuvre nous ont laissés Char, Aragon, Bousquet, Eluard, Tardieu, Frènaud, Bonnefoy, Dupin et quelques autres dans leur inspiration rehaussée par les plus grands artistes du siècle : Picasso, Miro, Braque, Matisse, Ernst, Soulage, Hartung, Wols, de Staël, Vieira da Silva, Cortot, Bury, Kijno, Alechinsky, Bazaine, Estève, Debré, etc. Seul inconvénient : le prix très élevé de ces livres d’artistes tirés à un nombre limité d’exemplaires.
Dans le compagnonnage des poètes et des peintres
La nouveauté, pour ne pas dire la révolution, est apparue en France, il y a vingt ans, avec la naissance des éditions Voix d’encre et la philosophie d’Alain Blanc, poète lui-même, mais vouant, parallèlement à la poésie, une véritable passion pour la peinture.
Cette passion était si dévorante que le tout nouvel éditeur décida que tous les recueils de poésie qu’il éditerait instaureraient systématiquement un dialogue fécond avec un artiste de renom, et non pas avec une seule illustration sur la couverture comme le font un certain nombre de ses confrères, mais dans un parcours continue et contingent des poèmes et des dessins.
En effet, tous les ouvrages sans exception – tous les recueils à l’enseigne de Voix d’encre -, sont structurés autour d’un mariage intime, je dirais presque fusionnel, entre l’écriture poétique d’un poète et son équivalence picturale assurée par un plasticien, l’un et l’autre se répondant tout au long de la progression du livre. Ouvrage donc à deux voix, l’un, le poète, essayant de trouver des équivalences verbales, sonores à l’univers visuel et coloré placé en vis à vis par l’autre, l’artiste. Les dessins, illustrations, calligraphies, lavis jalonnent tous le livre - ceux-ci rarement inférieurs en nombre à une douzaine – ce qui en constitue, non seulement un véritable livre d’artiste, mais un ouvrage unique et à nul autre pareil car destiné à une large diffusion par le nombre d’exemplaires tirés – entre 500 et mille – et surtout par son prix de vente le plaçant à la portée de n’importe quel amateur de poésie et de peinture.
Une aventure éditoriale fertile
C’était bien là une véritable révolution et la pérennité exceptionnelle de la maison – vingt ans d’existence à ce jour -, en comparaison avec la durée de vie moyenne d’une maison d’édition, dédiée exclusivement à la poésie, si courageuse soit elle, qui est souvent et hélas plus éphémère, prouve que cette alliance originale entre poésie et peinture instaurée par Alain Blanc ouvrait de nouvelles pistes qui, au fil des années, se sont avérées fructueuses.
Cela dit et fort heureusement pour la survie de la poésie, par ailleurs, de remarquables éditeurs de poésie, plus traditionnels perdurent depuis de nombreuses années, notamment : Arfuyen, La Différence – dont le fondateur Joachim Vital vient de nous quitter -, Tarabuste, Lettres vives, Obsidiane, L’Amourié, Jacques Brémond, Rougerie, le plus ancien, crée en 1948 par l’inégalé René Rougerie, décédé il y a quelques mois, mais dont le fils Olivier perpétue l’existence, Al Manar et quelques autres que je ne peux pas tous citer ici.
L’aventure éditoriale d’Alain Blanc – précédée en 1972 de l’ouverture d’une librairie grenobloise à l’enseigne du Poisson soluble, ouverte à la poésie et au surréalisme – démarre en 1990 avec la création d’une revue littéraire semestrielle Voix d’encre, toujours active aujourd’hui, puis enfin, en 1992, celle de la maison d’édition du même nom, lequel nom est placé sous le signe de René Char et de ses carnets de guerre "Feuillets d’hypnos" où l’on peut lire ce vers : « Je me fais violence pour conserver, malgré mon humeur, ma voix d’encre… ».
« Aux mots de donner corps à la parole, aux livres de propager la lumière »
Personne mieux qu’Alain Blanc ne saurait définir l’esprit qui anima et persiste d’animer son entreprise. Ainsi, écrit-il :
« Voix d’encre une maison tant pour le verbe que pour les arts plastiques […]car à nos yeux, éditer poètes et artistes – en leur offrant un espace typographique de qualité avec des livres de chair et d’encre – s’apparente en quelque sorte à une utopie concrète. A cet idéal qui permet des livres issus d’une collaboration active, féconde, exempte de précipitation et sourde aux sirènes du mercantilisme. Libres, des livres à trois voix, celles de l’artiste et du poète, celle aussi de l’éditeur.
Le livre ? Il est parfois cette scène de papier où s’exerce une mutuelle aimantation entre ces gestes majeurs que sont un poème et une œuvre graphique. Cette irremplaçable croisée d’expressions multiples, cet entrelacement de deux grands imaginaires de l’homme. »
Une grande exposition rétrospective à Grenoble
Après la publication de l’anthologie, « Ecrire et peindre au-dessus de la nuit des mots » (voir ci-contre), le second temps fort de ce vingtième anniversaire de Voix d’encre est constitué par une grande exposition rétrospective organisée à la bibliothèque municipale d’étude et d’information de Grenoble du 7 mai au 19 septembre 2010. A travers manuscrits, peintures dessins, photographies, portraits, ce sont vingt ans de production poétique et artistique qui se dévoilent de salles en salles.
Le poète et prosateur Alain Blanc
Ils sont quelques uns, ces éditeurs de poésie, à être également écrivains. C’était le cas de Louis Dubost l’éditeur passionné des éditions le dé bleu- l’idée bleue. C’est celui également d’Alain Blanc. L’un comme l’autre ont tant donné à leur métier d’éditeurs, sacrifiant la plupart du temps leur propre création, qu’on en est arrivé à oublier qu’ils sont également poètes et prosateurs.
Ainsi soulignons qu’Alain Blanc a publié une dizaine de recueils depuis 1979, et qu’il vient de publier au printemps 2010 un livre d’une grande originalité par son parti humoristique, ses aphorismes littéraires et jubilatoires à la fois – il y a là du Jules Renard - le tout – fidèle à son crédo poétique et artistique - accompagné d’illustrations de huit de ses amis plasticiens, dont Jean Miotte, Serge Saunière, Henri Renoux .Le titre de cet ouvrage : L’abécédaire de la carpe.
Je ne peux résister au plaisir, en guise de conclusion à cet article, de citer ici quelques uns de ses aphorismes à la lettre V regroupés sous le titre de : « Voix d’air et d’encre » : « On dit de certaines lectures qu’elles sont salubres. Or ne pas lire peut s’avérer parfois autrement plus salutaire et certains éditeurs devraient être médaillés pour avoir refusé de publier certains manuscrits ». Plus loin : « Une seule virgule a défloré la page ». Et puis encore : « Enfin, écrire enfin un roman de dix lignes et mettre à la logorrhée un point final ! »